APPRECIATION IN CONCRETO DE L’ABUS OU NON DE LA LIBERTE D’EXPRESSION DU SALARIE

(Cass. soc. 14.04.2016, n° 14-29.769 ; Cass. soc. 19.05.2016, n° 14-28.245 ;

Cass. soc. 19.05.2016, n° 15-12.311)

 

 

Le salarié est en droit d’exprimer son opinion sur l’organisation et le fonctionnement de l’entreprise : il ne peut pas être licencié en raison de l’expression d’un désaccord.

 

Toutefois, le salarié ne doit pas abuser de cette liberté : la faute peut être retenue s’il emploie des termes injurieux, diffamatoires ou excessifs (Cass. soc. 02.05.2011, n° 98-45.532 ; Cass. soc. 27.03.2013, n° 11-19.734).

 

L'appréciation de l’abus ou non par le salarié de sa liberté d’expression relève des juges du fond et peut être évaluée différemment selon les circonstances de l’espèce.

 

Dans un arrêt du 14 avril 2016, la Cour de Cassation a rappelé les limites liées à l’abus de la liberté d’expression dans le cas d’un salarié qui avait refusé de signer sa « lettre de rémunération » en adressant un courriel véhément au directeur des ressources humaines, avec copie à son supérieur hiérarchique.

 

Il qualifiait la politique salariale de l’entreprise de « système de voleurs et de tricheurs », « inique pour les salariés », accusait l’entreprise de bafouer délibérément le droit du travail et concluait son mail en indiquant que, selon lui, la société « méritait mieux que ces pratiques plus que douteuses ».

 

Selon le salarié, il s’était borné, sans attaque personnelle et dans le cadre d’une démonstration argumentée, à dénoncer le système de rémunération variable mis en place par l’employeur. Par ailleurs, il soutenait ne leur avoir donné qu’une publicité pertinente et très restreinte.

 

Les juges du fond, approuvés par la Cour de Cassation, ont toutefois considéré que le salarié avait dépassé le cadre de l’expression d’un simple désaccord sur la politique salariale de l’entreprise et commis une faute justifiant son licenciement, mais non une faute grave.

 

Dans un arrêt du 19 mai 2016 (n° 14-28.245), concernant un salarié qui avait faussement accusé son supérieur hiérarchique de violences, la Cour de Cassation s’en est également remis à l’appréciation des juges du fond en retenant que la Cour d’Appel, prenant en considération l'ancienneté du salarié, avait pu retenir que ces faits ne rendaient pas impossible le maintien du salarié dans l'entreprise.

 

Ainsi, du fait de l’ancienneté du salarié (qui ne s’élevait pourtant qu’à 3,5 ans), sa faute constituait une cause réelle et sérieuse de licenciement, mais pas une faute grave.

 

Aux termes d’un autre arrêt rendu également le 19 mai 2016 (n° 15-12.311), la Cour de Cassation a confirmé l’analyse de la Cour d’Appel s’agissant de la réalité de l’abus de la liberté d’expression du salarié, qui n’a pas été retenue.

 

Dans cette affaire, à la suite de la présentation d'un projet d'accord en vue de l'harmonisation des statuts collectifs du personnel, un salarié avait adressé à l'ensemble des salariés concernés par ce projet et aux représentants syndicaux de l'entreprise, un email dans lequel il critiquait en des termes virulents ce projet, employait des termes excessifs et insultants pour dénigrer la direction de l'entreprise, et notamment le directeur du personnel nommément désigné dont il remettait ouvertement en cause la probité.

 

Il avait ainsi notamment qualifié le projet d'accord de « lamentable supercherie », avait accusé la direction de l'entreprise de procéder à « un chantage » qui « relève davantage d'une dictature que d'une relation de travail loyale » et d' « actions sournoises et expédiées » et avait comparé le directeur du personnel à un « vendeur de cuisines » cherchant à « vendre sa sauce » en tenant « des propos incomplets, voire fallacieux ».

 

Dans ce contexte, le salarié avait été licencié pour faute grave au motif d'un abus manifeste de son droit d'expression.

 

Ce dernier avait saisi le Conseil de Prud’hommes pour demander la nullité de son licenciement et la condamnation de l'employeur à lui payer diverses sommes à ce titre.

 

Selon le salarié, ses propos n'excédaient pas le droit d'expression dès lors qu’il démontrait, par la production de courriers antérieurs échangés avec l'employeur, que ce dernier avait supporté sans protester la liberté de ton qu’il avait déjà manifesté dans le passé ; d’autre part, ses propos n'étaient destinés qu'à éclairer d'autres salariés concernés par le même projet d'harmonisation et à défendre des droits pouvant être remis en cause.

 

La Cour d’Appel avait donné raison au salarié et prononcé la nullité de son licenciement.

 

La Cour de Cassation rejette le pourvoi de l’employeur : « après avoir rappelé à juste titre que pour apprécier la gravité des propos tenus par un salarié il fallait tenir compte du contexte dans lequel ces propos avaient été tenus, de la publicité que leur avait donné le salarié et des destinataires des messages, la Cour d’Appel, qui a relevé que les propos incriminés avaient été tenus dans un message destiné à des salariés et représentants syndicaux à propos de la négociation d'un accord collectif pour défendre des droits susceptibles d'être remis en cause, a pu déduire de ces seuls motifs que le salarié n'avait pas abusé de sa liberté d'expression ».

 

Il résulte de cette décision que pour apprécier la gravité des propos tenus par le salarié, doivent être pris en considération les éléments suivants :

 

  • le contexte dans lequel les propos litigieux ont été tenus,
  • la publicité que leur a donnée le salarié,
  • les destinataires du message,
  • ainsi que le statut du salarié concerné, et notamment son ancienneté et l’existence de précédentes sanctions dans son dossier personnel.